Les cigales se sont tues.
par Georges Stroh
Pierre est maintenant dans le jardin à l’entrée de l’immeuble de sa mère. Il a laissé son vélo au bord du trottoir. Il est hors d’haleine, une tempête de souvenirs douloureux l’assaille. Le proviseur l’a prévenu sans trop de ménagement du décès brutal de sa mère. Il a quitté ses élèves sans explication en plein exposé sur les mathématiques du chaos. Le battement d’aile d’une mouette n à Tokyo peut déclencher une tempête à New-York. Pendant qu’il pédalait du lycée jusqu’ici, petit à petit, sa mère a pris dans sa tête la place du papillon. Les voisins sont là dans un coin du jardin, muets sous le pin parasol. Ils le regardent à la dérobée, cherchant peut être des signes sur son visage. Il ne voit pas cette curiosité, il n’entend que la sirène d’une ambulance qui s’éloigne et le chant rugueux d’une cigale dans le pin parasol…
La concierge s’approche de lui :
- Bonjour monsieur Pierre ! Tout est fini… ils sont tous repartis, c’est moi qui ai appelé votre école. Je vous offre toutes mes condoléances… J’étais bien avec votre pauvre maman…
- Ou est-elle maintenant ?
- Ils l’ont emmenée à Ste Anne. Venez avec moi.
Pierre la suit dans sa loge. L’odeur de la friture de tomates n’arrive même pas à ses narines,
il est déjà entré dans son chagrin. Il veut monter à l’appartement de sa mère. - Vous ne pouvez pas y aller, peuchère, la police à mis des scellés chez votre pauvre maman …
Vous m’entendez monsieur Pierre ?
Il tourne la tête vers elle et voit qu’elle le regarde. - Comment est-ce arrivé, madame Orsoni ? se reprend-il
- La pauvre madame Irène est tombée par la fenêtre. Trois étages ça ne l’a pas arrangée ! Euh, pardon… je ne voulais pas vous désobliger. Que le bon dieu la garde ! Et d’ajouter :
- L’un dans l’autre, elle n’a pas souffert.
- Comment pouvez-vous dire cela, madame Orsoni ?
- Eh bé, je l’ai trouvée dans le jardin de derrière, près du figuier…çà a fait un grand bruit mou, je suis allé voir, même qu’elle bougeait plus et qu’elle a pas crié. Juste un peu de sang, j’étais
affolée … - Mais alors qu’avez-vous fait ?
- J’ai appelé les pompiers et je leur ai raconté… comme je vous le dis. Et puis le SAMU et la police sont arrivés aussi, sans que je les ai prévenu!… Il y avait du monde près de votre pauvre maman…
- Que s’est-il passé alors, qu’ont dit les policiers, madame Orsoni ?
- Eh bé pardi, ils ont commencé à me questionner ! Et je leur ai dit comme je vous parle là :
« Occupez vous de la pauvre malheureuse d’abord » et celui du SAMU m’a dit qu’elle était morte sur le coup. Vous voyez qu’elle n’a pas souffert. Elle a pas dû se voir mourir ! Et puis…
Pierre n’en peut plus d’entendre la voix de la dame Orsoni prendre de l’importance. Maintenant l’odeur des tomates à la provençale arrive à ses narines et l’écœure. Il n’entend plus qu’une psalmodie tomatoïde. - Bou Diu, vous n’êtes pas bien monsieur Pierre ? Lui demandent les tomates à l’ail, et leur odeur lui bourdonne aux oreilles…Peut être qu’une femme légère n’a pas de mal à s’envoler.
Pierre essaie de refouler cette idée déplacée. Il sent un chat se frotter à ses chevilles et se baisse pour le caresser : - Il est à vous ce chat noir ?
- Oui, il s’appelle Maurice. Madame Irène aimait beaucoup les chats noirs. Lui, elle l’appelait «Ile Maurice», «à cause de ses yeux couleur vert océan», qu’elle disait votre pauvre maman !
- Dites moi madame Orsoni, comment as-t-elle pu tomber ? Qu’ont dit les policiers, ou les pompiers ?
- Faites moi confiance, si j’avais pu entendre leur discussion…et moi, avec eux, c’était bouche cousue, mais… j’ai ma petite idée la dessus…
- Racontez moi donc ce que vous savez.
- Eh bé, votre pauvre mère aimait bien boire un coup…elle m’offrait le pastis quelque fois et pas plus tard qu’hier. Peut être qu’elle sera montée sur son escabeau pour arranger un rideau coincé et puis… l’idée lui serait venue…elle était sûrement dans les vaps ! Elle aimait ça, la pauvre madame Irène.
- Vous croyez vraiment ça madame Orsoni ?
- Tenez prenez ce papier, y a les cordonnées du commissariat ou ils ont leur constat verbal comme y appellent ça, je crois.
- Merci madame Orsoni, savez vous dans quel service de l’hôpital ma mère a été transportée ?
- A la morgue ! Pauv’malheureux ! Vous y allez par la petite rue, vous savez ? De derrière l’hôpital…
Pierre se dépêche de quitter l’immeuble par le jardin de derrière pour éviter les voisins embusqués devant.
Là, près du vieil arbre, cerné par un contour de poudre blanche, les figues écrasées donnent une épaisseur étrange à la silhouette légère. Il la contemple avec une émotion douloureuse :
la silhouette de sa mère envolée lui semble flotter dans l’ombre accueillante du figuier.
Les deux fossoyeurs mettent les pelles dans la brouette et leurs casquettes sur leurs crânes en sueur. Ils s’éloignent entre les tombes chauffées par le soleil. René reste seul, devant le monticule de terre recouvert de fleurs blanches, et les roses envoyée par l’équipage de l’ «Île Maurice»….Regrets… .
Fuyant la chaleur du soleil, le dernier carré de la famille l’attend à l’écart, à l’ombre épaisse et étroite d’un cyprès.
- Dis papa ! Pourquoi y a pas de grosse pierre sur la tombe de tatie Irène ?
- Alice ma petite, parce que la tombe est encore fraîche, et c’est tonton René qui choisira la pierre avec de jolies lettres dorées dessus, coupe Amélie voulant se mettre au diapason de sa fille.
- Encore ta pédagogie fleurie !, intervient Robert, vexé de n’avoir pas répondu lui-même.
- J’ai trop chaud, je vais aller à la tombe fraîche, près de tonton René, décide Alice qui s’esquive en sautillant.
- Alors Pierre, il arrive ton père !, se plaint Robert en épongeant son front moite.
- Respectons encore un peu son recueillement, demande Pierre agacé. Vous savez que sa peine est réelle. Pour lui, il n’y a pas de soulagement.
- Pierre, j’en ai assez des sous-entendus, de ta réserve timorée et des embrouilles de concierge. La mère Orsoni m’a parlé au moment des condoléances. Maintenant vas-tu nous dire enfin si ma sœur a mis elle même…euh… fin à ses jours…ou si c’est un accident; car aucun de nous n’est vraiment fixé la dessus, supplia Amélie.
Pierre n’aime pas cette apostrophe. Il pense, en s’approchant d’elle, malgré la voilette, que le rimmel qui coule des yeux de sa tante supporte moins la canicule que les larmes. Il n’a pas envie de la ménager. Robert, lui, prend son neveu par l’épaule, déjà à l’affût des révélations qu’il pourrait entendre. - Le médecin légiste lui a trouvé plus de cinq grammes d’alcool. Maman a pu tomber après un faux mouvement dans un moment d’hébétude. Je ne t’apprends rien en te disant que maman buvait. Peut-être son …alcoolisme était-il une pulsion de mort, une sorte de lent suicide. Mais s’est-elle jetée par la fenêtre volontairement ? Je ne sais pas. Un rideau était à moitié tiré devant la fenêtre ouverte, et l’escabeau était renversé au pied de celle-ci lorsque la concierge est entrée dans l’appartement avec la police, expose Pierre avec lassitude.
- Ce n’est pas exactement ce que tu avais dit au téléphone à Robert, tu n’avais pas parlé du rideau !, répliqua Amélie, et puis tu ne devrais pas parler ainsi de ta mère le jour de son enterrement !, ajoute-t-elle plaintivement.
- Qui ne saurait l’affection que tu avais pour ta sœur, croirait que ce rideau a plus d’importance pour toi que la mort de maman !, rétorqua Pierre. Perfidie calculée.
Robert hoche la tête d’un air entendu et assure doctement : - Le rideau était intact, elle ne s’est donc pas raccrochée au rideau ! Pour moi elle s’est bel et bien suicidée. Voilà!…
Ne voulant pas laisser s’alourdir le silence, Amélie s’inquiète : - Tu nous as dit Pierre, que ton père ne se doute de rien et que la version de l’accident est celle que tu lui as donnée. Mais a-t-il eu le rapport du médecin légiste ?,
- Non ! Je l’ai mis à la poubelle. Papa ne l’a pas vu….Il n’a jamais su pour maman !, reconnait Pierre.
- Tu aurais pu me montrer ce document, tu sais bien que c’est moi qui conserve les archives de la famille, proteste Robert.
Pierre marmonne pour lui-même: - Archiviste, détective, et maniaque vicieux…bravo!
D’un geste affecté Robert essuie longuement ses lunettes et, les réajustant, propose avec un mélange d’assurance et de componction : - Respectons ici le point de vue de Pierre. Tous, nous nous devons de cacher ces choses au pauvre René; et une larme coule le long de la verrue logée près de l’aile de son nez.
- Bienvenue cette goutte de sueur !, pense Pierre, excédé par le ton de son oncle.
Les regards apitoyés se tournent alors dans la direction René : Alice, à califourchon, saute sur les genoux de son oncle, les pieds appuyés à une vieille tombe sur laquelle celui-ci est assis. Elle lui dit, espiègle : - Tu sens le whisky capitaine Haddock ! Berk, berk, berk, tonton René.
- Tu sais Minette, tatie Irène aimait fort le parfum des fleurs blanches !…prends en une, celle-là.
René se lève en la rattrapant par les mains et la dépose sur le sol. Il arrache un brin du ciste qui poussait dans une lézarde de la vieille tombe éclatée et le mâchonne lentement.
Alice le prend par la main et, levant la tête vers lui, l’invite doucement : - Viens tonton, allons avec les autres maintenant ! Je vais porter la fleur à maman.
Du quai sur lequel il se tient, Pierre contemple l’énorme masse sombre du navire retenu par de tentaculaires amarres descendant vers le sol. Il hésite à franchir la passerelle plaquée au ventre du navire. Ses yeux cherchent là haut la silhouette de son père et, quoique déterminé, il redoute déjà le moment ou leurs regards se rencontreront. Personne à la passerelle de commandement. Une bouteille de plastique transparent, escortée d’une flottille de canettes de bière, dérive lentement à la surface de l’eau, vers la proue de l’« Ile Maurice ».
Pierre s’élance alors sur la passerelle agrippant ses mains aux torons rugueux de la rambarde. En haut il dit son nom à l’homme bleu marine et barbu qui le regardait monter, accoudé au bastingage. « Votre père vous attend dans sa cabine, suivez moi… »
Pierre laisse glisser le dos de ses mains le long des parois du couloir ou l’entraîne le barbu, mesurant ainsi l’accès étroit qui le conduit à la tanière de son père. Son pas, qu’il essaie de raffermir, s’étouffe dans le tapis à pastilles caoutchoutées. Le barbu frappe à une porte et
s’efface à l’appel d’un épais et roque « Entrez et laissez-nous, Le Guellec ! »
Il se retrouve seul dans le salon-cabine face à son père qui s’est mis debout : « Salut fiston », et embrassade. La tignasse grise paternelle, par un effet d’optique, lui semble auréolée de laiton poli, celui d’un vieux baromètre suspendu derrière lui. Il repère sur une paroi la gravure du bateau à aube « Ville de Montereau » offerte par sa mère pour un anniversaire, se souvient-il. Par une porte entrebâillée il voit aussi le lit défait. D’un ton qui sonne faux, il s’entend dire:
« Confortable ton salon, Papa ! ». Les deux hommes se regardent, prenant conscience que pour la première fois ils se retrouvent ensemble à bord d’un navire. Pierre avait imaginé des lieux plus exigus, une sorte de caverne de fer avec des rivets partout et des flaques d’eau de mer au sol ! Comme son père avait été loin de lui ces dernières années ! Il prend le verre de whisky que celui-ci tend d’une main hésitante. Il n’ose refuser cette boisson dont l’odeur qui l’ écœure imprègne la cabine. Pierre se souvient alors du boudoir de sa mère : même moquette au sol, même odeur de wisky dont l’ambre se mêlait à l’éclat scintillant des flacons de parfum en désordre sur la coiffeuse. Il était venu pour çà, à cause de cette odeur de mort qu’il fallait exorciser.
Enfoncé dans un fauteuil, son père le fixe, la cravate noire défaite, les paupières gonflées sous des yeux trop brillants. Il se verse un grand verre d’un mélange de bière et de whisky, et ses lèvres bavent une mousse blanche . Pierre ne supporte pas cette écume mêlée à l’odeur de l’alcool qui semble suinter du corps de son père :
« Papa, tu en es arrivé là ! »: sa voix qu’il voulait neutre s’est étranglée dans sa gorge .
- « Sans ta mère vivante, sans ta mère dans ma tête…sans ta mère au large de l’océan… je ne suis plus rrrien rien …» lui répond son père.
Pierre le supplie de se reprendre, et insiste : « Ici c’est toi qui commandes…alors commandes à ton amour-propre ! nous avons tous encore besoin de toi ! ». Son père, complètement avachi, repose son verre et hausse les épaules. - « Quand j’étais enfant, maman je l’ai aimé …Papa, ce n’était pas la femme modèle que tu as
pu croire ! » - « De quel modèle veux-tu parler ! imbécile ! » cria le commandant se redressant : ses pieds soulèvent la table basse sous laquelle ses jambes étaient allongées et les verres se répendent sur la moquette. La voix de Pierre tremble : « Maman buvait trop…la femme que tu as aimé n’était plus qu’un reste d’épouse… un embryon de mère conservée dans l’alcool… avec de trop rares moments de lucidité…Toi, ne prends pas ce chemin ! ».
- « Ignoble menteur ! quelle leçon veux-tu me donner ? ces moments de lucidité que tu as l’air de mépriser… me suffisent à moi pour que ta mère existe encore…je veux la rejoindre!… ne salis plus sa mémoire, salaud! » hurla le commandant.
A genou devant son père, Pierre ramasse les verres et aperçoit un portrait de sa mère qui a glissé sur la moquette imbibée de bière. Il ne connaissait pas cette photo noir et blanc : sa mère est en robe d’été, assise sur le tronc d’un pin couché par le vent, dont les branches, poussées dans le mistral, se tordent comme des flammes face à la mer immobile ; d’un geste gracieux elle maintient une capeline de paille sur la tête; elle est très jeune, elle est très belle, elle lui sourit et il sent une hésitation l’envahir. Par le hublot de la cabine, du coin de l’oeil il aperçoit une mouette lourde et grise venue se percher sur un canot de sauvetage. Il lève alors la tête et affronte le regard de son père. Celui-ci le fixe intensément, comme pour percer des yeux une brume de mer épaisse de la menace de récifs cachés. Les larmes aux yeux, Pierre lui crie: « C’est justement à ces moments de lucidité qu’elle recevait dans sa chambre…des marins en escale à Toulon…oui ! tu as compris, j’ai vu tout çà … Arrêtes de te détruire pour ce fantôme…reviens ! quittes ta tanière ! » - « Espèce de porc ! » : la lourde masse du commandant envahit la cabine et Pierre s’écroule sans connaissance. La bouteille matraque, échappant aux mains déchaînées de son père, vient ensuite torpiller sur le mur le bateau à aubes qui, dans une gerbe d’éclats de verre, sombre derrière le canapé sur lequel le commandant titubant va péniblement tirer son fils. Il appelle Le Guelec qui fait aussi office d’infirmier. Mais Pierre est revenu à lui. Il essaie de se redresser malgré les douleurs fulgurantes qui lui traversent l’épaule.
« Le Guelec …foutez-le dehors, je ne veux plus voir ce salaud à bord ! »
Pierre se retrouve sur le quai, il ne sait comment, assis au pied de la passerelle, dans une averse de pluie qui mitraille le navire. Il lève péniblement son visage mouillé vers l’avant de l’ « Ile Maurice » . Là-haut, coiffé d’une casquette blanche, agrippé au garde-corps blanc de la passerelle de commandement, un homme l’appelle.
Il reconnaît la voix de son père hachée par la bourrasque et le cri des mouettes : « Je te revoie… j’ai à te dire… demain… »
Pierre lui répond d’un geste de la main machinal , et après avoir fait glisser douloureusement sa veste sur la tête, tourne le dos au port.
Le commandant claque furieusement la porte de sa cabine.« J’ai bien fait de le foutre dehors. Venir ici, me faire « une visite »! pour me dire, à moi commandant de ce navire et, qui plus est, son père, me dire qu’Irène ma femme…qui est également sa mère…ce qui est encore pire…était une alcoolique et une femme légère ! Les jeunes, aujourd’hui n’ont plus ni le respect de la famille ni celui de la hiérarchie ! C’est comme ce pauvre con de Le Guellec ! Comme il assure le service d’infirmier de bord le voilà qui fait le curé ! Il ne se sent plus ! me dire à moi que j’ai été dur avec mon fils ! Ce sont tous des mous ! mon fils est un mou ! j’en ai fait un mou…ou plutôt sa mère en a fait un mou ! Merde, maintenant je casse ma table en frappant dessus…je voulais qu’il soit marin , elle ne l’a pas voulu et voilà le résultat !
Et voilà maintenant ce petit prof, qui vient me faire la morale chez moi, donner des leçons à son père, en dénigrant, en salissant même la mémoire d’Irène. Je voudrais le voir dans sa classe avec ses élèves, ce morveux ! Sûrement laxiste, permissif, démagogue… sauf donneur de leçons.
Les leçons il les réserve à son père. J’ai bien fait de le foutre dehors ce buveur de jus d’orange !
Qu’a-t-il voulu me prouver ? Qu’Irène n’avait que de rares moments de lucidité ? Et alors ! est-il lucide lorsqu’il vient me flanquer sa mère à la figure. Qu’est-ce que ce morpion de 24 ans connaît de la vie. Qu’est-ce qu’il connaît de la souffrance ? Tout à l’heure, comme devant un Inspecteur d’académie, il était à quatre pattes…pour ramasser les verres. Nous n’étions pas d’homme à homme… Son insolence était fabriquée, il s’était imposé ce devoir de tirer son père à terre.
Par n’importe quel moyen. Irène avait déjà essayé de me faire abandonner la navigation et maintenant c’est lui Pierre qui prend le relai ! ». Le commandant contemple un instant la table basse qu’il vient de briser. « Qu’ai-je fait au Bon Dieu pour être ainsi poursuivi, pour devoir encaisser le mépris de mon fils ?… Il faut que je le reprenne en main, le fils qui me reste…Ce ne sont pas quelques verres de whisky qui vont changer la face du monde ! Pourri par sa mère.
Je vais lui écrire à ce salaud et on verra bien comment il s’en sortira de ce rôle de curé…
Je l’aurais ce buveur d’orange… J’arrêterais de boire s’il le faut ! Ce ne sera pas difficile de faire comprendre à ce matheux qui est son père… »
Le commandant se verse un verre de whisky et l’écluse d’un seul coup. « Le dernier ». Maintenant, la bouteille est vide…
Pierre quitte l’hôtel de bonne heure pour une dernière promenade sur le littoral, à marée basse. Le portier lui remet un paquet qui avait été déposé pour lui, à l’aube. Il a déjà repéré sur le papier d’emballage le timbre bleu « M.S. ÎLE MAURICE », et dessous, de la main de son père : « Appareillons ce matin à 6 heures ». Mi ému mi intrigué, il rejoint rapidement le bord de mer, son paquet mystérieux sous le bras. Il se déchausse pour gagner un rocher pentu et sec. Le rocher est déjà tiède de soleil et les empreintes de ses pieds fondent lentement dans le sable humide. Pierre défait le paquet : c’est la photo-portrait de sa mère assise sur le tronc d’un pin couché par le vent; celle qu’il a découvert dans la cabine de son père. Au verso, une inscription fanée :
« les Embiez – Ile du Grand Gaou – juin 1945 »,et fraîchement rajouté de la main de son père :
« rendez-vous dans trois semaines ». La belle photo de sa mère que n’a pas ternie la violence. Alors…il entre dans la photo …
A travers les branches tourmentées par le vent, par la pente douce du rivage, il rejoint la mer immobile. Les aiguilles de pin pourraient crisser sous ses pas. Il reconnaît le bras de mer ou son père lui avait appris à nager. Sur la rive opposée, il distingue une tache grise aux arrêtes vives dans le flou d’arrière plan : le petit escalier de béton qui le menait à l’île de la Tour Fondue, lorsqu’il traversait à gué, ses vêtements roulés en boule sur la tête… Il avait treize ou quatorze ans. Il était parti seul pêcher les oursins ce jour là dans le détroit du Grand Gaou. Il nageait avec masque et tuba, un filet à provision passé au poignet gauche. Il plongeait et décollait les oursins de leur rocher avec une vieille fourchette de cuisine. Après une longue pêche, engourdi par la fatigue et le soleil, il s’était reposé sur le dos d’un serpent pétrifié, banc de roche grise descendant du rivage. Il avait bloqué dans l’eau claire, entre deux pierres rondes, le filet gonflé d’oursins. Il n’avait pas vu la première risée ni les vaguelettes écumantes qui se formaient. Le Mistral s’était levé brutalement. Le filet d’oursins se soulevait agité par les vagues. Il compris qu’il devait regagner tout de suite l’île du Gaou ou son vélo cadenassé près du bac l’attendait. Avant que la mer ne soit trop forte. Il allait devoir traverser le petit détroit balayé maintenant par les embruns. Il ne retrouvait plus le gué. Il avait fixé sur sa tête, tant bien que mal avec un tendeur de vélo, le paquet de ses vêtements. A moitié étranglé par cette installation, il avait essayé de nager en tenant les anses du filet dans ses mâchoires. Les épines d’oursins lui labouraient le ventre et ses espadrilles avaient coulé à pic. Il fit demi tour pour reprendre son arrimage. Abandonner les oursins aurait été prudent. Ses vêtements avaient été trempés d’eau salée. Il avait attaché sa chemise et son short autour du hérisson qui dardait ses piques violettes à travers les mailles du filet. De l’autre coté, la chevelure des pins vautrés dans le vent lui montrait la crique ou il devait atterrir si il ne dérivait pas. Les vagues lui claquaient le visage qu’il détournait pour respirer sous le vent, le filet lui meurtrissait le poignet, l’eau salée lui rentrait dans la bouche et les yeux. Il fallait ramener ces oursins, cette pêche d’un lendemain de pleine lune, dont raffolerait sa mère. Il voulait lui dire que la mer ne lui faisait plus peur et qu’il serait marin comme son père. Arrivé sur le Gaou dans un rouleau d’écume, il avait traîné ses oursins à l’ombre d’un pan de rocher et, le dos sur les galets brûlants, avait repris son souffle. Et le soleil dessinait sur son corps des auréoles de sel. Il avait nagé vers le sourire de sa mère. Il voulait retrouver ce sourire perdu…
Le sourire du portrait… Pierre regarde encore le tronc menotté par les mains effilées qui échappent à la pose nonchalante de sa mère…Un coup de vent nerveux lui arrache la photo et la plaque à la surface de l’eau qui monte. D’un bond il quitte son refuge et la rattrape. Puis à grandes enjambées il regagne le rivage, et secoue dans la brise de mer qui se lève le portrait de sa mère. Elle étincelle de gouttelettes de soleil.
Pierre dévisse le bouchon du cubitainer. Le rosé scintille dans l’orifice. Il aime procéder sur la terrasse à cette opération de mise en bouteille. Bientôt il n’irait plus en Provence. Il visse le robinet sur le réservoir du cubitainer et écrase une fourmi qui court sur son poignet. Le lieu de réunion de sa famille ne serait plus la Provence sur la terrasse. L’ombre du lierre en plein été, les repas pris dehors sous le soleil d’hiver. En retournant le cubitainer le vin gicle sur le sol par le robinet mal fermé. Il regrette déjà ces repas à l’ombre du lierre – il pousse la serpillière du pied sur la flaque – ou sur la terrasse en plein soleil de Noël. A-t-il bienfait de mettre la maison en vente ? Il ne sait plus. Il saisit une bouteille et y enfile l’entonnoir. La petite Amélie lui a dit qu’il y avait trop d’insectes vilains à cette maison. Et encore Pierre cache aux enfants la présence des araignées sous l’escalier, des rats dans la remise, des cloportes sous la baignoire et des geckos derrière les volets. Il essuie le fût d’une bouteille qui pleure une larme de rosé. Pas assez sucré pour les fourmis. Parce qu’il y a surtout les féroces petites fourmis d’Argentine attirées par les miettes de nourriture grasses ou sucrées. Il verse une petite quantité de vin dans l’entonnoir. Elles remontent dans le tunnel des jambes de pantalon pour mordre. Certaines sont audacieuses. Il remplit les premières bouteilles puis se verse un petit godet. Même aux repas du soir ce sont les fourmis qui attaquent. Les enfants et les parents s’énervent et les pas-piqués traitent de douillets les piqués. Le goulot de la bouteille suivante refoule un jet de vin sur la serpillière. Elles montent des pores de la terre. Il referme vite le robinet. Avant, le soir elles rejoignaient les fentes, les fissures, les interstices, les pierres du jardin, les murs de pierres sèches, le creux des arbres morts, la bouche humide des robinets, le dessous des cuvettes. Hier, il a disputé aux fourmis la robe légère de sa mère. Sous le verre du portrait, dernier cadeau de son père, les insectes s’étaient introduits et exploraient le corps d’Irène. La glu, la lessive, l’essence enflammée, les coups de talon, les insultes, l’eau bouillante, des poudres diverses, les poisons à têtes de mort de plus en plus voyantes, toutes les ruses avaient été essayées. Sauf le vin rosé. Il enfonce le premier bouchon au forceps : pas assez ramolli. Elles avaient investi méthodiquement le figuier, fait leurs galeries dans les canaux à sève, occupé les branches en compagnie d’énormes poux blancs, envahi le ventre des figues qu’elles vidaient de leur sirop. Il passe la première étiquette à la surface de l’assiette de lait et la colle soigneusement sur la première bouteille venue. En colonnes noires et grouillantes montant l’escalier de la terrasse, hier elles avaient rejoint la cuisine et pénétré le réfrigérateur, porte fermée, pour se vautrer dans un plat de poisson. Bientôt c’est dans nos lits qu’elles se vautreraient. Ce soir il dormira dans la baignoire remplie d’eau. Il aligne soigneusement les bouteilles pleines. Pour préparer leur empire elles s’allient les déchirures de la couche d’ozone, la pollution des sols, de l’air et de l’eau, le réchauffement de la planète, la fonte des glaciers polaires, la désertification, les nouveaux virus et bientôt peut être les nouvelles sectes. Il essuie avec une éponge les bouteilles tachées du lait que bavent les étiquettes. Mais pas assez vite ! Déjà elles tètent. Il tente de les chasser d’un coup d’éponge. Elles nous auraient à l’usure. Elles gagneraient sur la durée. Encore quelques coups de forceps et l’opération bouchon sera terminée. Mieux valait se retirer avec les honneurs de la guerre, ne plus s’acharner, leur laisser même une bonne impression de notre séjour chez elles. On ne sait jamais! Là-bas, loin de la maison à vendre, en bouchant d’autres vins, Pierre les oublierait. En attendant, il va à la cuisine faire chauffer la cire à cacheter. Elles ont vidé et torché l’assiette du chat et tâtent maintenant la consistance d’un essuie-mains humide. Elles sont en division serrée. Il est sûr qu’elles le regardent. Il repousse avec le balai la serpillère grouillante qui s’avance vers lui. Il se verse vite le fond du cubitainer dans un verre. En bas, sur le chemin mangé par le soleil, est-ce l’ombre des pins qui tremble et s’étend lentement vers la terrasse ? Il pense au portrait d’Irène qu’il devra emmener en quittant la maison. L’arracher aux chiures des mouches et des fourmis. Il lève son verre de rosé dont la robe légère miroite sur le bleu du ciel. Il ne regarde pas la nuée sombre qui descend du toit le long des murs. Le soleil est devenu blafard. Une odeur d’acide formique monte autour de lui.
Les cigales se sont tues, et le mistral qui se lève arrache aux oliviers de frêles carcasses vides.
Georges STROH