M.Horst écrit sur A.Schweitzer

Avr 12, 2023Arts & Litterature

L’ESPRIT PROPHETIQUE D’ALBERT SCHWEITZER

par M.Horst , 1975

Georges Stroh m’a envoyé ce petit essai, publié comme 1er exercice de publication d’un article sur stroteam.com. L’analyse de Madeleine reste-t-elle pertinente 50 ans après ? A vous de lire.

A gauche la couverture du texte (sans éditeur – A compte d’Auteur ?)

-I-

Une idée nouvelle, lancée à l’encontre des opinions reçues, commence toujours par être rejetée, comme fausse et absurde, Dès qu’on entrevoit qu’elle pourrait être vraie, elle inquiète : sa propagation serait dangereuse pour le maintien de l’ordre établi ou pour la tranquillité et l’autorité de l’Eglise : par prudence, mieux vaut donc la passer sous silence. Mais pour finir, sa vérité ayant été reconnue partout, elle devient l’évidence même, – un truisme – alors pourquoi en parler ?

L’esprit prophétique d’Albert Schweitzer se manifeste dans tous les domaines, aussi bien dans le domaine de la pensée que dans celui de l’action, qui, chez Schweitzer ne font qu’un.

C’est justement par ces différentes phases qu’ont passé les idées théologiques d’Albert Schweitzer ; elles ont subi une éclipse.

Dans un gros livre de plus de 650 pages sur l’Histoire des recherches christologiques, paru en 1913 en 2e édition, la première étant de 1906, Albert Schweitzer expliquait les paroles et le comportement de Jésus par la croyance eschatologique répandue alors dans le monde juif, qui attendait dans l’immédiat la fin du monde et l’avènement supranaturel du royaume de Dieu, C’était là l’idée exégétique nouvelle de Schweitzer que ses adversaires combattaient pour différentes raisons, dont l’une était que, l’évènement ne s’étant pas produit, il n’est pas possible que Jésus y ait cru, puisque l’erreur serait incompatible avec sa nature divine, Mais les recherches historiques entreprises depuis, et la découverte des manuscrits -1203 des grottes de Qunram ont prouvé que Schweitzer avait raison, et aujourd’hui il ne se trouverait plus un exégète sérieux pour le contester. En matière d’exégèse, Schweitzer était donc en avance sur les idées de son temps de plus de 60 ans.

Par ailleurs, Albert Schweitzer avait la conviction que la  »vraie religion se confond avec le vrai sentiment d’humanité », Dans un sermon prononcé à l’église St, Nicolas de Strasbourg le 6 janvier 1905, juste au moment où il prenait en secret la résolution de faire le sacrifice de sa brillante carrière universitaire et de commencer des études de médecine, en vue de porter secours aux lépreux, aux sommeilleux du Gabon, et à tous ceux qui souffrent là-bas sans recevoir d’aide médicale, il déclarait : ‘ »Si quelqu’un me demandait pourquoi je considère le christianisme comme une religion supérieure aux autres, je jetterais volontiers au feu toutes les théories qu’on nous a fait apprendre là-dessus, et je ne retiendrais du christianisme qu’un mot, le mot HOMME, car c’est lui qui figure dans le premier commandement prononcé sur les bords du lac du Tibériade : «  »Suivez-moi et je vous ferai pêcheurs d’HOMMES ! « , Jésus n’a parlé ni de religion ni de foi, ni de salut de l’âme, mais simplement d’ « hommes »,- tout comme de nos jours, il pourrait dire : « Partez et empêchez que l’homme ne se perde ! Allez à lui, là où personne n’irait le chercher, dans les bouges, dans l’indignité et le mépris ! « Jésus a soudé si étroitement RELIGION et HUMANITE, qu’il n’y a plus pour lui de vraie religion sans humanité, ni de vraie humanité sans religion ».

Cette conception de Schweitzer, qui transpose la religion dans les réalités du monde, heurtait les idées dogmatiques de 1’époque et de celle qui suivit, La confession de foi de Théodore de Bèze qui ouvrait jadis le culte dans 1’Eglise issue de la Réforme, avec sa déclaration pathétique :  »Mais Seigneur, nous avons une vive douleur de t’avoir offensé, et nous nous condamnons, nous et nos vices, avec une sérieuse repentance », cette confession, jugée trop humaine et trop moralisante, a été rayée de la liturgie et remplacée presque partout par le Symbole des Apôtres, élaboré au Concile de

Nicée de 325, où les 300 évêques orientaux réunis voulaient formuler – il y a dix-sept siècles – le crédo de la messe, qui traduisait les croyances mythologiques orientales de l’époque, Or, c’est justement ce crédo mythologique, immuable dans la messe, qui a été choisi comme confession de foi liturgique par les autorités religieuses protestantes actuelles.

Mais aujourd’hui, beaucoup rejettent cette confession de foi archaïque, les uns, parce qu’elle est le meilleur argument en faveur de l’athéisme, les autres refusant de l’accepter comme l’expression de l’authenticité de leur foi, préfèrent sortir d’une Eglise qui voudrait l’imposer à ses membres. Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils la récusent qu’ils ont renoncé à poursuivre un idéal et à chercher à donner un sens à leur vie. Certains seraient même très largement ouverts à l’esprit humanitaire de Jésus et prêts à tendre une main fraternelle et secourable aux hommes dans la peine ou le malheur, Ce sont justement ceux-là – souvent des jeunes – qui seraient gagnés par les convictions que Schweitzer avait exprimées en 1905 et intégrées pleinement à sa vie dès 1913 lorsqu’il partit pour la forêt vierge créer son hôpital, devançant ainsi une cinquantaine d’années le besoin de beaucoup de jeunes d’aujourd’hui de vivre leur christianisme dans l’action, même en dehors de toute confession de foi ecclésiastique, en se faisant «  »pêcheurs d’hommes ». Les conceptions religieuses proclamées par Schweitzer dès le début de ce siècle sont donc à l’avant-garde des idées revendiquées actuellement par beaucoup de jeunes.

-II-

Albert Schweitzer n’était pas seulement théologien, il était aussi musicien, et, dans ce domaine-là également, il a fait figure de pionnier, Charles-Marie Widor – qui avait accepté comme élève privé le jeune Schweitzer de 18 ans, frais émoulu du lycée de Mulhouse et prêt à entrer à l’Université, se plaignait à lui de ce qu’il n’y eut en Œuvres que des études biographiques sur Bach, mais aucune explication d’interprétation de ses œuvres, et il demanda bientôt au jeune Schweitzer, très familiarisé avec Bach, de rédiger quelque chose là-dessus, à l’usage des élèves du Conservatoire et des organistes. Très vite, Schweitzer s’aperçut que les brèves notices demandées exigeaient des développements très poussés et approfondis, auxquels il travailla jusqu’à la parution de son « Bach, le musicien-poète’’, en 1905.

Contrairement à ce qui s’était passé lors de ses affirmations théologiques d’avant-garde, son livre suscita un enthousiasme unanime, sans querelles de clocher. Les éditeurs allemands se jetèrent dessus aussitôt et en demandèrent à Schweitzer une version allemande. Mais à peine Schweitzer en eut-il commencé la traduction, qu’il comprit que Bach ne pouvait être présenté à des musiciens allemands de la même façon qu’à des Français dont les instruments différaient, ainsi que les méthodes de formation, Il refondit donc complètement son « Bach’’ qui devint un gros livre de 850 pages. L’ouvrage fut terminé en 1908 et traduit aussitôt en anglais. Ce livre a marqué un nouveau départ de la connaissance de Bach et sert encore actuellement de base solide à toute interprétation valable de l’œuvres de Bach : Schweitzer a donc projeté jusque dans l’avenir son approche de Bach.

Pourquoi cela ?

Les œuvres complètes de Bach ont été éditées à Leipzig dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elles ont été saluées – par opposition à celles de Richard Wagner – comme l’expression d’une MUSIQUE PURE, exempte de lyrisme, d’intentions poétiques ou descriptives.

Or Schweitzer oppose justement au Bach de la « musique pure » un autre Bach, peintre et poète, dont les thèmes, nés de visions poétiques et picturales, s’élèvent comme une voûte gothique de sons, Cette interprétation nouvelle de Bach, accompagnée de précisions et d’exemples, lui valut une foule d’amis, de même que l’édition avec notices des œuvres pour orgue, commandée par l’éditeur américain Schirmer dès 1911, lors de la parution en anglais du « Bach-Musicien-Poète »’. Le huitième volume de la collection n’a d’ailleurs été terminé qu’au lendemain de la mort de Schweitzer.

Mais ce n’était pas là la seule nouveauté musicale apportée par Schweitzer : il s’est occupé de très près de la construction des orgues, tant françaises qu’allemandes, et il a écrit des études comparatives originales et détaillées sur ce sujet. Il connaissait mieux que personne toutes les grandes orgues d’Europe pour y avoir donné des concerts, d’Upsal et d’Edimbourg à Barcelone, et dans tous les pays d’Europe jusqu’en Tchécoslovaquie.

Le travail et les tracas que lui ont causé le sauvetage des orgues anciennes menacées de destruction lui ont fait désirer plus d’une fois de ne s’en être jamais occupé.

« Si je n’y renonce pas, dit-il, c’est parce que la lutte pour le maintien d’un bel orgue est pour moi une forme de lutte pour la vérité. Et, lorsque le dimanche, je pense à telle ou telle église où résonne un orgue plein de noblesse parce que je l’ai défendu contre un orgue indigne et que j’ai réussi à le sauver, je sens que mon temps et ma peine, sacrifiés au long de 30 années mises au service de la construction des orgues, sont largement récompensés’’.

Qu’il s’agisse donc de l’interprétation de Bach ou de construction d’orgues, Schweitzer a révélé, là aussi, tout comme en théologie, grâce à l’indépendance et à l’originalité de son esprit, la force de sa pensée créatrice.

-III-

Si nous ouvrons maintenant la Philosophie d’Albert Schweitzer, nous trouvons dans sa première partie un tableau du déclin de notre civilisation, dont les progrès matériels incessants nous remplissent cependant d’orgueil. Mais c’est parce qu’ils ne sont pas accompagnés et soutenus par des progrès intérieurs d’ordre moral et spirituel qu’ils nous mènent à notre perte. (1)

(1) Les deux parties connues de la Philosophie de Schweitzer, – ‘ »Déclin et Renouveau de la civilisation' »‘ et « ‘Ethique et Civilisation » – viennent d’être traduits en français, alors qu’elles le sont depuis longtemps dans d’autres langues européennes (même en russe depuis 1973) ; ainsi qu’au Japon, où les œuvres complètes de Schweitzer sont au programme des écoles, y compris des écoles primaires, depuis de longues années, Espérons que la Philosophie réussira à paraître incessamment, encore pendant  »l’année du centenaire »‘.

L’esprit d’indépendance et de créativité de l’artisan, l’imagination et l’esprit d’initiative et de réflexion du petit patron ont été écrasés par les machines de la grosse industrie et par les entreprises à développement tentaculaire, où les hommes ne sont plus que des rouages à la chaîne ou des employés embrigadés dans une hiérarchie rigide. L’aliénation de l’individu est encore aggravée par l’incertitude de l’emploi.

A la servitude s’ajoute le surmenage, en raison de l’impératif tyrannique du rendement qui commande une spécialisation à outrance, entraînant la dépersonnalisation et la déshumanisation du travailleur, en particulier dans les grandes agglomérations, où les super organisations toujours plus envahissantes et plus fortement structurées imposent leurs lois.

Schweitzer conclut en disant :

« Un homme asservi, surmené, déshumanisé, réduit à n’être qu’une partie de lui-même, un homme qui aliène son indépendance d’esprit et son jugement moral à la société super organisée, un homme victime des entraves de tout genre qui font obstacle à la culture,- tel est celui qui chemine actuellement sur le sombre sentier d’une sombre époque. Pour tous les dangers qui le menaçaient de tous les côtés, la philosophie n’a montré aucune compréhension, Elle n’a rien tenté pour le tirer d’affaire, Elle n’a même pas donné l’alarme, en essayant de le faire réfléchir à la situation nouvelle qui lui était faite.

 La vérité terrible qui révèle qu’avec le progrès de l’histoire et du développement économique continu, la civilisation se trouve, non pas encouragée, mais entravée, n’a jamais pu faire entendre sa voix ».

En disant que ces paroles ont été écrites en 1968, on n’étonnerait personne. Mais prétendre qu’elles datent de 1915-16, voilà de quoi surprendre : effectivement Schweitzer les a écrites en pleine forêt vierge, après que les autorités militaires lui eurent fermé son hôpital et interdit tout contact avec un Noir, même malade, et en le mettant sous la surveillance de soldats noirs (tout comme le pasteur Morel du Ban-de-la-Roche d’ailleurs, missionnaire au Gabon).

Ce sont cependant les loisirs forcés qui lui avaient été imposés alors qu’il a utilisés pour travailler à sa philosophie. Là aussi, l’esprit prophétique d’Albert Schweitzer saute aux yeux.

-IV-

Quant au principe du « Respect de la vie’, fondement de 1’éthique de Schweitzer, dont il a eu la révélation subite dès 1915, en voyant un jour jouer sur les bords d’une Île de l’Ogooué une famille d’hippopotames, toute à la joie de vivre dans une nature débordant de luxuriance, il apparaît de nos jours comme un espoir propre à enrayer les menaces de destruction qui guettent les êtres vivants et la nature toute entière. Si ce principe était reconnu par l’ensemble des hommes, le renouvellement des hécatombes monstrueuses de millions de vies couchées sous des croix de bois ne serait plus à craindre, pas plus que le retour des tortures inventées pour exterminer l’ « ennemi » du jour, ou le recommencement des ravages de régions entières tels que ceux qui ont dévasté le Vietnam, Prendre au sérieux le respect de la vie, pour déterminer les rapports entre les hommes ou pour assurer la qualité de l’environnement, constituerait la plus sûre espérance de survie de l’humanité, et la moins coûteuse, Cette pensée de Schweitzer en est encore aujourd’hui au stade de vision prophétique de l’avenir et mérite d’être méditée par les générations futures, Là encore, Schweitzer a vu monter de loin l’orage qui menace l’humanité super industrialisée, ivre de superpuissance.

La première fois que Schweitzer expose en public le principe du «  »respect de la vie » dans son sermon du 16 février 1919, prononcé à 1’Eglise St Nicolas de Strasbourg, il étend la notion de vie à tout ce qui existe dans l’univers :

« Tu sors et il neige. Machinalement, tu secoues la neige de tes manches. Mais vois : un flocon brille dans ta main, Il accroche ton regard, que tu le veuilles ou non, car il étincelle en des arabesques merveilleuses ; puis un tressaillement : les fines aiguillettes qui le composaient s’effondrent – c’est fini, il est fondu, mort sur ta main. Ce flocon tombé sur toi des espaces infinis qui avait brillé, tressailli et n’est plus, – c’est toi, Partout où tu perçois de la vie, elle est l’image de la tienne ». (1)

(1) Voir : « Vivre », Albin Michel ed., p. 169

N’est-ce pas là une vision prémonitoire de la biophysique moléculaire qui actuellement recèle une mine insondable de découvertes insoupçonnées.

-IV-

Un mot encore sur Lambaréné. Cet hôpital a été le premier du genre à apporter en pleine période de colonisation, une aide d’envergure à un pays sous- développé : on estime que, pour une population actuelle de 400 à 500 000 habitants, environ 100 000 malades gabonais ont pu recevoir des soins à l’hôpital du Docteur Albert Schweitzer entre 1913 et 1965, Depuis de longues années, cet hôpital sert de modèle à ceux qui ont été créés dans la brousse, du Pérou et de l’Amazonie jusqu’aux extrémités de l’Asie.

Les 75 bâtiments construits par Schweitzer – sans compter le Village de Lumière prévu pour 300 Lépreux – ont également été choisis comme modèles de construction par le Peace Corps américain pour les écoles de brousse : en dépit des dénigrements venimeux répandus par certains visiteurs de passage, les plans d’orientation est-ouest et d’aération nord-sud, conçus par Schweitzer pour éviter que le soleil ne pénètre et pour favoriser la circulation permanente de l’air à l’intérieur, ont été reconnus comme offrant les meilleures conditions qui répondent aux exigences du climat équatorial.

Enfin, cet hôpital philanthropique, où les malades sont reçus et soignés gratuitement, entend appliquer les méthodes thérapeutiques les plus modernes, tout en permettant au malade de rester entouré de sa famille et de conserver ses habitudes de vie ancestrales : il est ainsi la première manifestation du souci de l’humanisation de l’hospitalisation, dont on commence à se préoccuper sérieusement aujourd’hui, Schweitzer ne voulait pas ajouter à la souffrance de la maladie l’anxiété du dépaysement total qu’un hôpital à l’européenne aurait imposée, Il y a si bien réussi, que, plus d’une fois, des malades guéris, isolés, ont préféré rester définitivement « en famille » à l’hôpital plutôt que de rentrer dans leur village d’origine.

Schweitzer a donné le branle au souci de l’environnement psychique du malade.

On pourrait relever encore une foule d’innovations imaginées par Schweitzer qui n’a cessé de rechercher le maximum d’efficacité, alliée au minimum de dépenses, par exemple en pharmacologie, Disons seulement que sa personnalité aux aspects multiformes est de celles qui encouragent à croire à la primauté du perfectionnement intérieur sur celui du pouvoir et de la technique : elle est en elle-même une espérance, C’est ce qui a dicté à un Suisse, Henry Monfrini, membre de l’UNESCO, le titre de son livre : « Schweitzer, demain ». La marche en avant de la pensée et de l’action de Schweitzer intimement amalgamées l’une à l’autre, ne fait que commencer, Espérons qu’aucune folie humaine n’entravera jamais son progrès.

Madeleine HORST,

Strasbourg, Février 1975

error: Content is protected !!