La Crique du Cap Nègre

Mai 1, 2023Arts & Litterature

La Crique du Cap Nègre

par Georges Stroh , 2018

J’avais besoin de rêver, de digérer des souvenirs et les pastis que m’avait offert Marius le patron du Bar de la Marine sur le port. Rien de mieux qu’un bain de minuit.

Alors je suis descendu à la mer. A la crique du Cap Nègre. Côté nord du cap, là où les Carpobrotus descendent leur tapis vert servant de banquette aux mouettes. Au sud, les tuyaux d’orgues de basalte, plongeant directement dans l’eau, ont en moi des résonances oppressantes et noires qui me mettent mal à l’aise. Dans la crique, je m’étends sur la serviette de bain avec laquelle je me suis essuyé les pieds. Le dos contre un rocher lisse, encore tiède, qui a gardé un peu de de la chaleur solaire de l’après-midi. Le murmure clapotant de l’étroit rivage de la crique se confond avec l’obscurité un peu pesante qui m’entoure. Trop froide l’eau dans laquelle j’ai trempé mes pieds. Cette nuit je ne me baignerai pas. L’eau me semble comme du goudron, fondu avec ce ciel sans étoiles dévoré de nuages menaçants. Par un trou, au gré des nuages, un pâle éclat de lune fait par moment scintiller l’eau. A moins que ce soit le phare tournant du Grand Rouveau avec ses coups de fouet indolents. Tout en somnolant dans la tiédeur du Ricard, j’entends une suite de cris qui viennent en grandissant depuis le fond de la baie. « Morgane à déguster ! Morgane à vendre ! » Un conte de fée ? De la prostitution ? Je ne comprends pas très bien, mais je reconnais là le ton ! On dirait un crieur de plage, marchand à la sauvette qui fait la côte pour vendre des Pan Bagna ou des esquimaux glacés ! Il se rapproche. Il crie « Organes à greffer dans l’estomac ! Pan bagna aux tripes ! viscères de rascasses ! Intestins de lièvre ! Sang de porc au gras d’obèse en boudin ! Oreilles farcies ! Rectums congelé en direct de la morgue ! Affaires à saisir! » Arrivé à ma hauteur il pose sa glacière portative. Il se penche vers moi. Il est torse nu. Un fugitif rayon de lune l’éclaire. Une tête de mort tatouée dans la salière gauche près de son cou. « Je n’ai pas d’argent camarade. Fout le camp. Va sur le port au Café de la Marine. Ils ont besoin d’organes, de tout ce qui se bouffe, s’empiffre et se greffe ». Le fada repart en criant «Organes à vendre ! Pan bagna de tripes congelées… ». Sa voix s’efface dans le lointain. Mais pas la salière à tête de mort qui me renvoie au commentaire de Marius. Commentaire qui me poursuit et me hante. Lorsque je lui ai dit que je descendais cette nuit à la crique du Cap nègre, alors lui baissant le ton : « Je n’y vais plus depuis qu’il y a une vingtaine d’année un Marseillais, père de famille, y a été assassiné de deux coups de couteau dans le cou. Vidé de son sang». J’essaie de chasser cette idée. Pourtant Marius n’est pas un inquiet… Et les piqueniqueurs marseillais laissent le dimanche dans les criques plutôt leurs écorces de melon que leur sang.

Une turbulence de la mer me sort de ma torpeur. Quelque chose fend ce goudron de l’eau et avance vers la crique,comme un serpent entouré d’une écume laiteuse. Plutôt quelque chose « Se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise »*. Puis une silhouette nue, une femme, se redresse et s’élance hors de l’eau pour disparaitre derrière un rocher. Je pense encore au Poète « Je remplace, pour qui me voit nue et sans voile, la lune le soleil le ciel et les étoiles »*. Pourtant le ciel reste lugubre et sépulcral.Je me frotte les yeux. Ici, à minuit, une femme se baigne seule ! Au bout d’un instant qui n’a plus de fin, elle réapparait vêtue d’une longue robe blanchâtre, les épaules nues, des cheveux noirs et verts, bouclés comme du pourpier marin. Elle m’examine furtivement. Je fais de même. Ses clavicules blafardes en barreau de chaise laissant paraître la maigreur de ses épaules, et sa peau blême, ne lui effacent pas une inquiétante beauté, « Les anges impuissants se damneraient pour elle».* Vous êtes courageuse de vous baigner à minuit dans l’eau froide. Vous venez d’où ? » Je me redresse un peu en décollant le dos de mon dossier de pierre. C’est mon heure pourtant »murmure-t-elle comme pour elle-même, laissant glisser sur mon visage ses yeux mordants qui s’arrêtent sur mon cou. « Je ne viens pas ! Ce sont les autres qui viennent à moi. Et pour vous l’eau est trop froide ; n’est-ce pas ? ». En me fixant avec une hardiesse qui me trouble, elle ajoute : «On dirait que tu as peur ». Je lui réponds en biaisant : «je suis venu en réalité pour cueillir des Carpobrotus. Je me repose avant». « Je goûte aussi ces plantes que je réunis, que j’étrangle en bouquet. Mais que je ne croque pas. J’aime leur vrai nom. Dents ou Griffes  de sorcières.» souligne-t-elle évasive, dans l’éclat enveloppant de ses yeux verts. Je regarde machinalement ses pieds. Des nageoires avec de ongles noirs à bouts rouge recourbés. Mon estomac se serre. Des mouettes tournent autour de nous en ricanant de leur rire affamé. « Je sens que je t’inquiète » dit-elle avec douceur me voyant en sueur. Je prends alors sur moi : Non, pas vraiment. Je repense seulement à ce que me disait un ami. Quelque chose que vous ne savez sans doute pas. Vous êtes trop jeune. Eh bien ici, il y a vingt ans un homme a été poignardé, assassiné, ici dans la crique». Elle me répond, un peu mystérieuse: Il était couché ici ou tu es. Le dos adossé contre ton rocher. Comme toi. Il était là comme toi. Il avait peur. Il n’a pas aimé, il n’a pas entendu l’appel muet de la personne que tu crois être un assassin. Il s’est vidé de tout son sang alors qu’il aurait pu rejoindre cet au-delà auquel il était convié. Cet au-delà, ce Futur n’est pas celui de la Mort». Ai-je vraiment entendu, compris, ces mots-là ? Elle voit mon trouble. Elle me regarde fixement dans un sourire crispé, inquiétant. «Tu reviendras demain à la même heure. Tu ne me laisseras pas attendre» murmure-t-elle, en appuyant une main glacée sur mon épaule. Ses lèvres coupantes se séparent, s’écartent, s’ouvrent. Ses canines sont tachées de marron rouge sang. Sa bouche frémit. Ses yeux se referment. Dressée au-dessus de moi dans son étrange robe de brume, comme une haleine qui se condense et disparait sur une vitre froide, elle s’efface dans le mur ténébreux de la nuit…

Depuis, j’ai pris la résolution de ne plus descendre à la mer dans la nocturne opacité du mi nuit ou peuvent s’enrouler de diaboliques rencontres. Bien que par moments, lorsque descend le crépuscule, je sente encore en moi cet appel étrange que je conjure mais qui me hante. Aussi, par les nuits les plus noires, les nuits de goudron, à l’heure où les chaises commencent à grimper sur les tables, le Bar de la Marine c’est moi qui le hante, pour raconter cette histoire.

Georges Stroh                                                                                                                                                                             mai 2018

* Les Métamorphoses du vampire (Charles Baudelaire)

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