Les tropismes du tubercule.
2005, par Georges Stroh
Il se retourne. Il est à cheval sur une rangée de carottes. Les fanes lui caressent les chevilles. Il se baisse. La vitre de la cuisine déforme sa silhouette courbe. Il se retourne vers la fenêtre de la maison, mais il reste penché. Son corps se vrille comme un haricot grimpant. Il écarte les fanes de carottes qui le grattouille. Tout en regardant vers la maison. Mais n’est-ce pas ses pensées qui se vrillent vers elle, paroles qui ne sortent pas de sa bouche mais racines qui s’agitent dans la terre sèche ? Au fond des sabots, bougent ses pieds nus. Un caillou est bloqué sous le gros orteil, juste dans la courbure du bois. Il se demande si c’est un caillou ou un morceau de quelque chose de dur dont il ignore la nature, comme un petit tubercule qui aurait pris racine entre ses orteils. Sa tête, toujours levée vers la maison, interroge sur l’heure du repas de midi. Voilà pourquoi il regarde vers la fenêtre de la cuisine. Le visage ovale le scrute derrière la vitre voilée de buée. Il passe trop de temps dehors dans les rangées de poireaux ou de tomates. Quelles que soient les saisons, son béret lévite au-dessus du potager ou de la vigne. Ce qu’il sait d’elle est sous le béret, impalpable, qui au fil des ans s’alourdit au chaud, sous le béret. Pendant ce temps, l’eau de cuisson des légumes boue pour rien. Il sait que c’est l’heure de la soupe. Il fait semblant de ne pas voir le visage renfrogné qui lui rappelle l’heure, le nez collé à la vitre. Sa tête est levée vers la maison mais ses yeux regardent ailleurs. Il faudra qu’il change la bordure de géranium brûlée par le gel. Elle sent maintenant qu’il ne la regarde pas. Son nez se décolle de la vitre. Elle est sure qu’il lui reproche d’avoir laissé crever les géraniums. Le cou tendu braque ce reproche vers elle, pas vers les géraniums. Un reproche en forme de gargouille. Il a encore oublié son dentier près du gramophone. La main essuie la vitre et fait signe de rentrer, Il sait ce que cela veut dire : arracher des carottes et des pommes de terre pour la soupe. Il n’a pas fait ce potager pour elle. Ni contre elle qui contemple le potager comme une sorte d’allégeance légumière. Le potager lui colle aux paumes. Il lui fait bonjour d’une main il fait semblant de croire qu’elle lui a fait bonjour, derrière la vitre, alors il lui rend hommage par ce geste à peine esquissé. Une feuille de radis qui s’incline vers une coccinelle. Des gouttelettes glissent sur la vitre entre les visages qui s’épient. L’autre main étreint en pensée le goulot de la bouteille. Dans la cabane de jardin, planquée sous une brassée de paille, la bouteille a des miroitements chaleureux qui attendent. Il sent cette chaleur monter en lui. Sous le béret qui plane allegretto vers la cabane en traînant les sabots, concerte, dans un registre aigu, son violoncelle préféré. Alfred pourrait l’accompagner s’il ne la sentait pas aux aguets, elle derrière la fenêtre embuée, la bouche collée à la vitre avec des mots qui suintent. Une limace sur une feuille de salade. Il le voit accoudé à la clôture. Le menton sur les mains. Ses deux ailes noires étalées sur les pieux de châtaignes. Qu’il est vieux ! Il lui fait un petit salut de la main. Alfred incline la tête : elle est derrière la vitre. Elle les avait plantés au printemps dernier. Maintenant leurs feuilles noircies, recroquevillées lui font honte. Que doit penser Alfred ? C’est à elle qu’il les avait offerts et ils ont crevé. Elle avait admiré la collection de géraniums de leur voisin. Le père Alfred n’aurait jamais dû s’immiscer ainsi dans le potager avec des géraniacés. Maintenant il fouille dans la paille. Les quelques gorgées lui plaisent bien. C’est un vieux Bordeaux dont les graves chantent comme ceux d’un violoncelle. Un instant il est dans la chambre avec le gramophone. Sympa Alfred, malgré que son fric n’ait pas l’odeur du géranium ! Un petit coup derrière la cravate, ça lui plairait sûrement. Alfred aime bien son voisin. Toujours les pieds dans le potager, son voisin. Une sorte de tubercule, pas une patate non, un topinambour tiens ! Mais avec ce qu’il a sous le béret, ce serait plutôt un cyclamen. Un brave type, qui donne de temps en temps un coup à boire, quand elle n’est pas là, embuée derrière la vitre de sa cuisine, le nez écrasé sur le carreau. D’ici, on l’entend fricoter dans le cabanon. Là, ses doigts aux ongles incrustés de terreau enfoncent un bouchon dans le goulot de la bouteille. Il la couche dans sa crèche, bien au chaud la bouteille. D’une petite ruade du pied il expulse un caillou du sabot. Elle voulait qu’il mette ses chaussettes ! Difficile d’expulser d’une chaussette. Elle ne met jamais les pieds dans la cabane, il veille au grain. C’est plutôt un hommage au Bordeaux qu’il veut rendre, pas de la méfiance. Le fer de la binette, aiguisé et astiqué, jette un petit éclat sur la paille. En dessous, la bouteille est blottie, invisible, disponible. Il arrache à la brouette ou elles traînent, quelques patates et un vieux chou. Pour la soupe. Elle sera contente dans sa cuisine, elle qui attend toujours « le bon vouloir de monsieur ». Il est capable « monsieur » d’avoir bu un coup avec le voisin Alfred. Elle lui demandera d’ouvrir la bouche, de lui souffler au visage ce qu’il a fait dans le cabanon. Il se faufile entre le carré de salades et les bâtons de haricots. Au carré de menthe ses doigts saisissent un brin parfumé. Il l’écrase entre ses gencives. Il est arrivé à l' »allegro con molto » du dernier mouvement. Les violons chantent dans sa tête. Il pousse la porte de la cuisine. Il n’entend pas ses jérémiades en contrebasse. Il est déjà dans son jardin intérieur, au milieu des instruments à cordes. Il envoie son haleine chargée de menthe à la cantonade comme des pizzicati d’alto. Elle n’aime pas Shostakovitch, et encore moins ce concerto pour violoncelle qui descend, le long des cordes, les escaliers de la chambre. Devant la porte de la cuisine les sabots du voisin sont libres. Derrière la vitre plus trace de visage écrasé. Alfred ne supporte pas ce vide. Angoissé par ce néant qui lui prend l’estomac, il quitte la clôture pour compter ses géraniums.
Georges STROH
ATELIER D’ECRITURE DE L’UTLA PAU LE 04.03.05