Des fourmis sur la terrasse.

Sep 30, 2023Arts & Litterature

Des fourmis sur la terrasse.

2000, par Georges Stroh

André dévisse le bouchon du cubitainer. Le rosé scintille dans l’orifice. Il aime procéder sur la terrasse à cette opération de mise en bouteille. Bientôt il n’irait plus en Provence. Il visse le robinet sur le réservoir du cubitainer et écrase une fourmi qui court sur son poignet. Le lieu de réunion de sa famille ne serait plus la Provence sur la terrasse. L’ombre du lierre en plein été, les repas pris dehors sous le soleil d’hiver. En retournant le cubitainer le vin gicle sur le sol par le robinet mal fermé. Il regrette déjà ces repas à l’ombre du lierre – il pousse la serpillière du pied sur la flaque –  ou sur la terrasse en plein soleil de Noël. A-t-il bienfait de mettre la maison en vente ? Il ne sait plus. Il saisit une bouteille et y enfile l’entonnoir. La petite Amélie lui a dit qu’il y avait « trop d’insectes vilains à cette maison ». Et encore André cache aux enfants la présence des araignées sous l’escalier, des rats dans la remise, des cloportes sous la baignoire et des geckos derrière les volets. Il essuie le fût d’une bouteille qui pleure une larme de rosé. Pas assez sucré pour les fourmis. Parce qu’il y a surtout les féroces petites fourmis d’Argentine attirées par les miettes de nourriture grasses ou sucrées. Il verse une petite quantité de vin dans l’entonnoir. Elles remontent dans le tunnel des jambes de pantalon pour mordre. Certaines sont audacieuses. Il remplit les premières bouteilles puis se verse un petit godet. Elles avaient repoussé les grandes fourmis noires dans la montagne en quelques dizaines d’années. Décidément ce rosé a du bouquet et une robe légère. Il pourrait le garder un an ou deux. Même aux repas du soir ce sont les fourmis qui attaquent. Les enfants et les parents s’énervent et les pas-piqués traitent de douillets les piqués. Le goulot de la bouteille suivante refoule un jet de vin sur la serpillière. Elles montent des pores de la terre. Il referme vite le robinet. Avant, le soir elles rejoignaient les fentes, les fissures, les interstices, les pierres du jardin, les murs de pierres sèches, le creux des arbres morts, la bouche humide des robinets, le dessous des cuvettes. Hier, il a disputé aux fourmis la robe fleurie de sa mère. Sous le verre du portrait, dernier cadeau de son père, les insectes s’étaient introduits et exploraient le corps d’Irène. Maintenant elles grimpent le long des jambes, nuit et jour. Déterminées à nous harceler, ou plutôt à nous chasser de Provence. La glue, la lessive, l’essence enflammée, les coups de talon, les insultes, l’eau bouillante, des poudres diverses, les poisons à têtes de mort de plus en plus voyantes, toutes les ruses avaient été essayées. Sauf le vin rosé. Il enfonce le premier bouchon au forceps : pas assez ramolli. Elles avaient investi méthodiquement le figuier, fait leurs galeries dans les canaux à sève, occupé les branches en compagnie d’énormes poux blancs, envahi le ventre des figues qu’elles vidaient de leur sirop. Il passe la première étiquette à la surface de l’assiette de lait et la colle soigneusement sur la première bouteille venue. En colonne noire et grouillante montant l’escalier de la terrasse, hier elles avaient rejoint la cuisine et pénétré le réfrigérateur, porte fermée, pour se vautrer dans un plat de poisson. Demain ce sera le tour du poulet aux olives. Bientôt c’est dans nos lits qu’elles se vautreraient. Ce soir il dormira dans la baignoire remplie d’eau. Il aligne soigneusement les bouteilles pleines. Pour préparer leur empire elles s’allient les déchirures de la couche d’ozone, la pollution des sols, de l’air et de l’eau, le réchauffement de la planète, la fonte des glaciers polaires, la désertification, les nouveaux virus et bientôt peut être les nouvelles sectes. Il essuie avec une éponge les bouteilles tachées du lait que bavent les étiquettes. Mais pas assez vite ! Déjà elles tètent. Elles étaient venues d’Argentine juste avant la première guerre mondiale. Il tente de les chasser d’un coup d’éponge. Elles nous auraient à l’usure. Il jette l’assiette de lait avec les fourmis qui s’y baignent. Elles gagneraient sur la durée. Encore quelques coups de forceps et l’opération bouchon sera terminée. Mieux valait se retirer avec les honneurs de la guerre, ne plus s’acharner, leur laisser même une bonne impression de notre séjour chez elles. On ne sait jamais! Là-bas, loin de la maison à vendre, en bouchant d’autres vins, André les oublierait. En attendant, il va à la cuisine faire chauffer la cire à cacheter. Elles ont vidé et torché l’assiette du chat et tâtent maintenant la consistance d’un essuie-mains humide. Elles sont en division serrée. Il est sûr qu’elles le regardent. Renonçant, André regagne la terrasse en se frottant les mollets l’un contre l’autre. Il repousse avec le balai la serpillière grouillante qui s’avance vers lui. Il se verse vite le fond du cubitainer dans un verre. En bas, sur le chemin mangé par le soleil, est-ce l’ombre des pins qui tremble et s’étend lentement vers la terrasse ? Il pense au portrait d’Irène qu’il devra emmener en quittant la maison. L’arracher aux chiures des mouches et des fourmies. Il lève son verre de rosé dont la robe légère miroite sur le bleu du ciel. André trinque avec lui-même. Il ne regarde pas la nuée sombre qui descend du toit le long des murs. Le soleil est devenu blafard. Une odeur d’acide formique monte autour de lui …

Les cigales se sont tues, et le mistral qui se lève arrache aux oliviers de frêles carcasses vides.

                                                                                                                             Georges STROH

le 17 mars 2000



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