La Canne.

Déc 8, 2023Arts & Litterature

La Canne.

2000, par Laurent Stroh

PREFACE

Cette chronique concernant quelques instants de nos vacances de l’été 2000 en Provence est dédiée tout particulièrement à Denise, toujours présente dans nos souvenirs les plus mémorables et vestale chaleureuse d’un temple familial qui vit encore dans nos cœurs.

Pour cette chronique, quelques titres me sont rapidement venus à l’esprit. Mais, celui qu’Angèle a trouvé en une fraction de secondes a balayé toutes mes tentatives.

1- AVANT

Le soleil explose soudain à travers les interstices du volet, me réveillant brutalement. Je ratisse de la main sous le lit, pour récupérer lunettes et montre. Déjà 8h.35 ! Je me précipite pour préparer le petit déjeuner – seul repas de la journée à la fraîche – rejoint rapidement par Marylène et les filles.

Après une fréquence élevée de bains de mer les jours précédents, nous décidons à l’unisson de faire l’une des ballades dites des « villages perchés » recommandée par le journal local « Var-Matin ». Prêts trop tardivement pour effectuer le circuit du Haut Var nous ciblons un classique familial : Le Castellet / Le Beausset / Evenos / Le Revest.

Une longue marche dans les ruines d’Evenos excite l’imagination d’Angèle et d’Amélie qui voient surgir derrière chaque pierre sorciers, dragons, soldats du Moyen-Age. Pragmatiques, sous une canicule naissante, nous nous arrêtons au Revest-les-Eaux pour un repas pantagruélique sous une vigne-tonnelle à la taille surprenante. Au retour – Amélie ayant autant de faculté à vomir qu’elle en a à ne pas manger – nous évitons le Col de la Garde et revenons astucieusement par la route des 4 Chemins pour ne pas passer par le centre de Toulon.

Pour information, le tunnel Marseille – Nice n’est toujours pas terminé. Un camion est venu s’encastrer et brûler dans le tunnel de dégagement situé sous le stade Mayol, augmentant ainsi le bordel « circulatoire ». Toulon restera longtemps la HONTE de la Côte d’Azur.

L’analyse du plan Michelin par Marylène fait apparaître que la logique nous imposerait de passer par Ollioules pour rentrer à Bandol…

2- LA DECISION

Le volant est plus lourd dans mes mains. J’ai brutalement l’impression d’avoir une boule dans la gorge.

Laurent: « Le plus court chemin passe-t-il vraiment par Ollioules ».
Marylène: « Oui, Oui. »
Laurent: « Alors, on va monter aux Côtes du Plan. »
Marylène: « Profitons-en pour récupérer la caisse de livres laissée par Georges chez les voisins ».

A nouveau, la boule dans la gorge. Je n’ai pas envie d’aller aux Côtes du Plan, maintenant, au début des vacances – pas envie ne serait-ce que d’entrevoir la MAISON vendue – pas envie de penser à ça !

Laurent: « Mais nous ne leur avons pas téléphoné! On ne peut pas débarquer comme ça ! »
Marylène: « Georges ne nous a pas laissé leur numéro de téléphone… Tentons tout de même le coup ! »
Laurent: « Bon, on verra bien. »

Je regrette déjà cette réponse typiquement Strohienne. Il fait trop chaud, on va perdre du temps inutilement. Nous traversons Ollioules en direction de Sanary lorsque Angèle se mêle à la discussion.

Angèle: « Oh! oui, papa, je veux voir une dernière fois la MAISON de grand-père ».

Avec son sens instinctif de la négociation elle explique à Amélie, âgée de 3 ans, que c’est la dernière fois… Cela conduit Amélie au leitmotiv suivant:

Amélie: « Oui, papa je veux voir grand-père tout de suite !! tout de suite !! »
Marylène: « Mais il est en Ardèche !! »
Angèle: « On peut au moins aller voir la MAISON !! »
Laurent: « On ne pourra pas la voir et si on y va, c’est uniquement pour une caisse de livres ! Alors, arrêtez ça !! »

On arrive dans le dernier tournant avant les Côtes du Plan. J’ai pris la décision de ne pas monter. On aura bien le temps plus tard…

Et pourtant, comme dans un cauchemar, la voiture se retrouve sur le chemin de la MAISON.

3- LE CHOC

Ce banal chemin me semble extraordinairement attachant. Je remarque, ému, que le premier tournant, encore dangereux pour les suspensions l’année précédente, est maintenant goudronné. C’est un plaisir – désormais interdit pour nous – de gravir ce chemin jusqu’à la MAISON ! ! !

Nous sommes arrivés. Il est 15 heures. J’ouvre la portière de la voiture. Le chant des cigales est parfait, la chaleur forte sans être excessive. Je reconnais presque génétiquement l’atmosphère du lieu. Je touche des pieds la terre du chemin sur lequel 40 années de parties de pétanques familiales ont eu lieu.

Je regarde l’escalier qui s’élève vers la MAISON. Une sueur glacée m’envahit. Un panneau « SPECIALISTE DEMOLITION & PISCINES » me saisit à la gorge. L’absence de l’arbre au bas de l’escalier balafre le paysage qui m’était si familier.

Je lève la tête vers la MAISON. J’entends, comme venant de très loin, les exclamations d’horreur de Marylène et des filles. Un sinistre évacuateur de chantier jaune nous domine et pend de la MAISON comme la trompe d’un éléphant mort. De ce lugubre toboggan j’ai l’impression de voir tomber parmi les gravats les personnages emblématiques de mes souvenirs d’enfance :

Un cri m’arrache à cette funeste vision.

• Le grand-père, coiffé d’un chapeau de paille, frappant des assiettes Arcopal sur le bord de l’évacuateur et hurlant de cette chute indigne.
• La grand-mère, la tête ceinte d’un bandeau blanc, tenant un paquet de lentilles d’une main, agrippée à sa canne de l’autre et chantonnant malgré la chute.
• La tante Denise, juchée sur son antique bicyclette, un panier rempli de tomates et de pots de confiture de citrons à l’arrière, le journal « Le Monde » à la main, argumentant avec force contre cette chute.
• L’oncle David, souriant, chaussé d’espadrilles mais impeccablement vêtu d’une chemise blanche à manches longues, un verre de vin rosé dans une main, une calculatrice scientifique dans l’autre.

Marylène : « Et si on montait ? La MAISON semble vide et les travaux arrêtés. »
Angèle et Amélie : « Oh ! oui, oh ! oui, on y va !»

Malgré mon manque d’enthousiasme, nous prenons la direction de l’escalier.

4- LA CANNE

Je passe le premier, pressé de sortir de ce cauchemar. Nous arrivons sur la terrasse le cœur battant. Pendant quelques secondes j’ai l’impression que rien n’a changé. Le nouveau propriétaire a posé une piscine en plastique grotesque à droite de la porte d’entrée. Une poussette humanise un peu l’aspect de désolation de l’ensemble. Les portes sont fermées. Par les fenêtres béantes le spectacle est effrayant. Tout est en cours de démolition à l’intérieur. Seuls, peut-être, les murs extérieurs survivront.

Marylène décide de faire un tour rapide de la MAISON pour mesurer l’étendue des dégâts. Vidé, je n’en ai absolument pas envie et, pourtant je suis le mouvement.

En explorant la restanque, des objets insignifiants chargés de souvenirs et abandonnés aux corbeaux nous sautent au visage :

• Marylène repère la bassine noire sous la pompe de la citerne, retrouve avec émotion le petit panier de pinces à linge sous le figuier.
• Angèle brandit la nappe sur laquelle elle a si souvent mangé à Ollioules.
• Amélie, interloquée, au milieu des gravats, suce son pouce…Elle demande inlassablement : « Où est grand-père ?, On va à la balançoire ! »

Et soudain, en même temps qu’Angèle, j’aperçois – accrochée à une branche de l’olivier de la terrasse – la CANNE de la grand-mère au pommeau si large que la grand-mère pouvait s’y appuyer des deux mains, faite d’un bois clair, une petite rondelle de caoutchouc noir à son extrémité. Je la reconnaîtrais entre mille !. Les yeux me piquent de fureur et d’émotion et je pense (injustement et sous le coup de la colère) que la famille n’est décidément pas à la hauteur.

Sur la restanque, la CANNE, seule, semble vivante. Chargée d’une force intérieure elle maintient debout l’olivier, la MAISON et même la colline.

Voyant mon trouble, Angèle m’explique que cette canne doit appartenir au nouveau propriétaire et ne peut avoir été abandonnée par la famille car, me dit-elle :

Angèle : « La CANNE de ta grand-mère va servir à mon grand-père quand il sera vieux. »
Laurent : « Mais il est trop grand pour pouvoir l’utiliser ! »
Angèle : « De toute façon c’est un beau souvenir. Non, papa, ne t’inquiète pas, c’est sûr, ça ne peut pas être la CANNE de ta grand-mère ! »

Nous avons continué la procession funèbre autour de la MAISON errant dans les restanques. Le terrain est clairsemé de petits panneaux numérotés en plastique jaune tels des croix sur les tombes de nos souvenirs d’enfance.

Avant de quitter à jamais ce lieu déjà physiquement anéanti, Angèle vole deux figues à ce grand figuier qui nous a tant régalés enfants.

Après un dernier regard sur la MAISON et sur la CANNE qui semble l’empêcher de s’écrouler nous sommes partis presque en courant vers la voiture, la lumière et les vacances.

5- LE RETOUR

En descendant le chemin des Côtes du Plan, vers 15h20, au frais dans la voiture climatisée, les filles ont lancé un ultime débat sur la MAISON qui allait durer jusqu’à la nuit tombée.

Amélie est inquiète pour son grand-père : « C’est triste. Grand-père n’a plus de maison. Il n’a plus que celle de Pau. Quand est-ce qu’on verra grand-père ? »

Angèle, elle, est indignée : « On ne verra plus jamais la maison ! »

Laurent : « Tu pourras l’acheter quand tu seras grande ! »
Angèle : « Mais, papa, c’est trop tard ! Elle sera toute déformée ! »

Plus tard dans la soirée, après que cette visite à la MAISON ait mûri dans leur tête et dans leur cœur, les filles ont ajouté :

Angèle : « Grand-père et Denise doivent être tristes. »
Amélie : « On va fâcher* grand-père, mais il est quand même gentil. Je veux aller chez grand-père à Pau. »

*dans le langage d’Amélie, le mot « fâcher » veut dire « gronder ».

6- CONCLUSION

Le soir, de retour à Bandol, nous avons partagé les deux figues volées – les meilleures du monde d’un commun accord – et décidé de tirer un trait définitif sur cette journée particulière du Mardi 8 Août 2000 en écrivant la présente chronique.

Laurent STROH , le 02/09/2000

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